Pourquoi une communauté du Non-Linéaire ?

"....la physique ne nous donne pas seulement l'occasion de résoudre des problèmes; elle nous aide à en trouver les moyens, et cela de deux manières. Elle nous fait pressentir la solution; elle nous suggère des raisonnements."
POINCARÉ, Valeur sc., 1905, p.152.

    Comme il est souvent le cas dans les autres disciplines, l'évolution de la science du non-linéaire a procédé par paliers, avec des aller-retours entre  développement des méthodes et techniques mathématiques et application à des phénomènes réels.  Mais  plus que d'autres peut-être, cette science dépend très étroitement des mathématiques appliquées.  Au XIXème siècle, il s'agissait pour les mathématiciens de résoudre des équations différentielles non-linéaires, l'exemple-type étant fourni par la mécanique céleste. Cependant, dès la moitié du siècle, les problèmes non-linéaires s'étudiaient au cas par cas sans concept général, comme par exemple pour les ondes non-linéaires (Stokes 1847, Riemann 1858).
Avec H.  Poincaré qui  établit les bases unificatrices pour l'étude des problèmes de la mécanique non-linéaire[1,2], et Liapounov qui  pose le problème général de la stabilité [3], les outils mathématiques nouveaux apparaissent.  Suit une période de sommeil relatif.
    En même temps, dans notre enseignement, l'idée dominante en cours au début du XX ème siècle, malgré Stokes, Riemann, Poincaré et autres, est "Les problèmes de la Physique mathématique dépendent en général d'équations aux dérivées partielles d'ordre supérieur au premier, mais linéaires par rapport à la fonction inconnue et à ses dérivées." (Jordan :  Cours d'Analyse de l'Ecole Polytechnique 1908-1909, page 244).
    Dans les années 1927-1938, l'école russe surtout (Mandelstam-Andronov)  commence à appliquer ces méthodes à des modèles en relation avec des problèmes pratiques en mécanique des vibrations de structures, en électricité (oscillateurs), et en optique (diffraction).  Par ailleurs, d'autres écoles se  développent et les applications  sont même étendues en science du vivant (rythmes cardiaques :  Van der pol et Van der Mark 1928 [4]; dynamique des populations :  Volterra 1931 [5]).
    Dans certains pays ces méthodes sont introduites dans l'enseignement et par exemple, dans son "Introduction to Non-Linear Mechanics ", un cours sur des applications pour les ingénieurs de la marine, N.  Minorsky note en 1944:
" This report aims to bring to the attention of technical personnel, both of the Navy and of other agencies engaged in the war effort, certain new developments in applied mathematical methods.  These new methods have come to be called "Non-Linear Mechanics".....  Practically all differential equations of Mechanics and Physics are non-linear...".  En d'autres termes, la Physique (représentation du monde réel) est  d'abord non-linéaire.
    Il apparait donc déjà que la solution à certains problèmes concrets passe par l'étude complète des modèles non-linéaires : "...Thus, it became necessary to attack the non-linear problems directly instead of evading them by dropping the non-linear terms.."
    Dans les années 1960-80 les outils mathématiques sont encore développés ("systèmes dynamiques") et les applications  deviennent très nombreuses en hydrodynamique, optique, mécanique, matière condensée, métallurgie et même en sociologie, économie etc... L'école fran\c caise de mécanique non-linéaire qui avait été une des plus actives dans les années 30 (Denjoy, ...)  réapparaît et la communauté est actuellement une des plus nombreuses au monde (signalons que c'est sans doute l'article de Ruelle-Takens de 1972 qui a relancé l'intérêt des physiciens).
    Actuellement, le message de Minorsky est toujours d'actualité et pourtant les méthodes et concepts de la Physique non-linéaire diffusent lentement dans pratiquement tous les domaines.  La physique non-linéaire est à la fois un domaine fondamental de la science et un thème unificateur largement interdisciplinaire. Elle doit faire partie du bagage de tout étudiant en physique, mathématique, mécanique, chimie, au même titre que le calcul différentiel, la cinématique du point, ou la mécanique quantique. La mission de l'Université qui est de préparer les étudiants à l'évolution de la science, doit inclure l'enseignement des méthodes non-linéaires.
    Or, ces méthodes sont appliquées depuis longtemps. En 1985 la NASA utilise les propriétés de sensibilité aux conditions initiales du "problème à trois corps" pour re-diriger avec très peu d'énergie une sonde (ISEE-3/ICE) vers une comète. Très récemment (juin 1999) le CNET a porté le débit d'informations dans une fibre optique à 1012 bits/s en utilisant des solitons pour support.
    Il est alors surprenant que notre Université, peut-être encore sous l'effet des affirmations péremptoires de Jordan (1908), et cinquante ans après Minorsky, tarde  à introduire les bases de cet enseignement.
    Comme pour d'autres disciplines, la multiplication des domaines d'application favorise la dispersion et le cloisonnement.  Aussi il est nécessaire d'opérer à certain moment un rassemblement des thèmes pour permettre une progression des études théoriques ou des méthodes expérimentales, par la comparaison et l'échange.
    C'est un des objectifs des "Rencontres du Non-linéaire".  Leur succès montre qu'il existe en France aussi, une communauté très active et nombreuse en Physique non-linéaire.  Le caractère interdisciplinaire des rencontres doit permettre un échange des idées mais aussi des personnes.  L'accent est mis sur la participation aux exposés, des doctorants en fin de thèse et ces rencontres annuelles devraient favoriser la migration des jeunes chercheurs vers des équipes ou des thèmes différents.  Certains pourraient aussi, par ce biais, découvrir les aspects industriels nouveaux et des voies professionnelles différentes dans lesquelles s'engager.

Afin de faciliter la transmission des informations et l'organisation de la communauté du non-linéaire, un serveur destiné à la Physique Non-Linéaire est en place (http://pnl.lps.u-psud.fr/pnl/). Il est recommandé de l'utiliser et de lui fournir des informations à diffuser, dans l'intérêt de tous.
Nous tenons à remercier J.  Oesterlé, Directeur de l'IHP, et E.  Guyon Directeur de l'ENS pour leur aide à l'organisation de ces Rencontres.

P.  Collet, P. Coullet, P.  Glorieux, Y. Pomeau, R. Ribotta, J-C.  Saut, B.  Schmitt

[1] "Sur les courbes définies par une équation différentielle" H. Poincaré, Oeuvres, Gauthier-Villars, Paris, Vol. 1, (1928).
[2] "Les méthodes nouvelles de la mécanique céleste" H. Poincaré, Gauthier-Villars, Paris, Vol. 1, (1892).
[3] "Problème général de la stabilité du mouvement" M.A. Liapounoff, Annales de la Faculté des sciences de Toulouse, Paris Vol. 9, 1907.
[4] "Leçons sur la théorie mathématique de la lutte pour la vie" , V. Volterra, Gauthier-Villars, Paris, (1931).
[5] "Le battement de coeur considéré comme oscillation de relaxation" , B. Van der Pol et Van der Mark, Onde Electrique, Paris, p. 365 (1928).


                                                                                                                                                                                                                                               

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